CHAPITRE IX
Ils quittèrent Ghern à dix heures du soir. Dans la ville brillamment éclairée, l’animation n’avait pas encore cessé et la circulation avait à peine diminué, mais au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient dans la campagne tout devenait de plus en plus calme et paisible. Et quand ils s’engagèrent dans la montagne, le contraste fut total, ils pénétraient dans un monde déjà presque endormi et pratiquement désert. Arrivé à l’embranchement, Kerno ralentit, éteignit les phares, manœuvra pour engager la voiture sur le bas-côté, à l’abri d’un groupe serré de sapins. Ils descendirent, refermèrent doucement les portières, firent quelques pas sous les arbres dans la direction soigneusement repérée par le marin lors de sa première reconnaissance. Soudain Alona s’arrêta, posa la main sur l’épaule de son compagnon.
— Arrête-toi, chéri, restons ici un moment, seuls tous les deux. Nous avons parcouru ensemble une longue route, nous touchons peut-être au but, mais avant tout il faut que je te parle.
Kerno s’immobilisa en se retournant vers la jeune femme. Autour d’eux, à cet endroit, les sapins s’écartaient pour former comme une trouée laissant parvenir jusqu’à eux les premiers rayons de la lune. Il pouvait voir nettement le visage d’Alona, le considéra avec une subite attention. Était-ce le clair-obscur qui le modelait d’une façon différente, était-ce parce qu’elle semblait regarder au-delà de lui et fixer quelque chose de très lointain qu’elle était la seule à voir, mais elle lui parut étrangement transformée, absente et présente à la fois, une fine silhouette qui avait maintenant quelque chose d’immatériel. Ce fut seulement alors qu’il s’aperçut qu’elle avait changé de vêtements, qu’elle avait mis cette jolie robe de soie achetée à la boutique de l’aéroport de Solthea et qu’elle portait aussi des bijoux qu’il ne lui connaissait pas. Ce collier de pierres bleutées étincelant sur sa gorge avec de phosphorescentes irisations qui chatoyaient dans chaque facette... Toute une indéfinissable métamorphose qu’il ne chercha d’ailleurs pas à approfondir. Il attendait. Quand elle parla de nouveau, ce fut d’une voix lointaine, coupée de silences et toujours avec le même regard perdu dans l’infini.
— Mon Kerno... Tu ne t’es pas demandé ce que nous venons faire ici ? Tu m’as décrit cette maison qui est là, au-dessus de nous, avec les murailles qui l’enferment, ces gardes, toutes ces défenses probables et pourtant nous y allons tous les deux tout aussi tranquillement que si les portes devaient s’ouvrir toutes seules devant nous. As-tu étudié un plan d’attaque, cherché un moyen de franchir les barrières ?
— Non. J’ai seulement pensé que tu voulais voir aussi de tes propres yeux... Ou plutôt je n’ai rien pensé du tout. Tu as voulu venir, donc je suis avec toi.
— Parce que tu as confiance en moi, n’est-ce pas? Une grande confiance, même si tu ne te l’expliques pas ?
— Que puis-je te répondre?... J’ai l’impression que tu sais mieux que moi ce que je pense... Je t’aime, tout simplement.
— Et pourtant tu ne me connais pas. Tu m’aimes sans savoir qui je suis. Tu ignores tout de moi !
— Quelle importance ton passé peut-il avoir ?
— Tu as été attiré vers moi parce que je suis différente de toutes celles que tu as connues... Cette différence, je la dois justement à mon passé.
— Ton don de prescience, par exemple ?
— Ce n’est pas une prescience, c’est une connaissance directe. Et je possède aussi d’autres facultés. Je vais te dire plus. Je ne suis pas la seule à détenir ces pouvoirs...
— Tu n’es pas seule? Tu appartiens à un autre réseau ?
— Oh! non... Aucun réseau, vraiment... Bien sûr, j’ai quelque part des frères et des sœurs... Très loin et parfois peut-être tout près.
— Des complices ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle avait fermé les yeux et, sur l’écran de ses rétines, elle regardait avec un mystérieux sourire un objet invisible, une sphère transparente qui flottait au-dessus d’eux, s’enfonçait, plongeait vers le sol. Elle releva les paupières et pour la première fois fixa nettement Kerno.
— Complices ? Ce n’est pas le mot. Disons que les événements peuvent se modifier en ma faveur dans des circonstances graves. Des aides se matérialiser qui ne sont pas de ce monde... Ne me questionne pas encore, chéri. Rappelle-toi seulement que, à ma façon, je tiens à toi autant que tu tiens à moi. Parce que tu tiens à moi, n’est-ce pas ?
— Même si tu étais un démon, je marcherais droit dans l’enfer pour t’y rejoindre.
— Et si je suis un ange, ce sera le paradis... Viens, les portes sont ouvertes.
Kerno ouvrit la bouche pour poser une nouvelle question, la referma lentement en constatant qu’il ne trouvait plus de mots pour la formuler, qu’il ne savait même plus ce qu’il allait demander. Comme une haute vague claire, un sentiment de paix profonde avait envahi son esprit, une sensation jamais ressentie, une acceptation totale jointe à une certitude absolue sans cependant qu’il puisse avoir la moindre conscience, la moindre image de ce qu’il acceptait ou de l’objet de cette certitude. Il n’avait plus besoin de comprendre, tout serait révélé et tout se dissoudrait dans la chaude lumière qui étincelait au fond des yeux d’Alona comme une merveilleuse promesse. Il repartit, gravit la pente, déboucha sur le replat. La muraille de l’enceinte était là et, au-delà se dressait la grande villa avec toutes ses fenêtres du rez-de-chaussée brillamment illuminées. Quelques mètres pour rejoindre la route d’accès, se trouver en face du portail et constater presque sans surprise que la jeune femme n’avait pas parlé au figuré lorsqu’elle avait dit que les portes seraient ouvertes : les deux battants de métal étaient rabattus de part et d’autre...
Son métier d’aventurier reprit le dessus ainsi que son sens de la chevalerie. Il tendit le bras pour arrêter sa compagne qui le suivait de près.
— Le passage est libre, chuchota-t-il, mais il vaut mieux que tu attendes ici. J’irai le premier pour m’assurer que ce n’est pas un nouveau piège...
Elle accepta avec un adorable sourire et, pistolet au poing, il avança prudemment, se baissant pour passer juste au-dessous des fenêtres de la loge et ne pas être aperçu de l’intérieur bien que rien ne bougeât et que le portier semblât être profondément endormi. Il se redressa un peu plus loin, s’engagea parallèlement à l’allée de graviers, fouillant du regard la pénombre argentée et guettant avec un peu d’angoisse la silhouette bondissante des chiens. L’instant d’après il les aperçut. Ils étaient là, tous les deux, sur la pelouse. Deux grands corps étendus. Endormis ? Morts ? Brusquement, tout, autour de lui, parut se figer, devenir irréel. Les choses étaient trop immobiles. Le silence trop complet. Les arbres trop rigides. La clarté lunaire elle-même commençait à faiblir, à s’estomper. Les étoiles avaient cessé de briller. Une brume rougeâtre montait, se resserrait comme une impalpable muraille. Il fit encore un pas, tendit involontairement les bras comme pour éviter un obstacle, oscilla une seconde. L’obscurité était devenue totale, noyant l’espace tout entier, déferlant irrésistiblement à l’intérieur de son crâne, anéantissant tout... Il ne sut pas qu’il tombait, qu’il s’écroulait dans l’herbe humide de rosée. Il avait cessé d’exister.
Alors, venant du fond du parc, apparurent une demi-douzaine de silhouettes argentées, des êtres à forme humain dont les vêtements paraissaient faits d’un cristal souple qui les enveloppait de contours vaporeux et les rendait presque indiscernables dans la pénombre. Ils s’approchèrent de lui, déployèrent la mince armature d’un brancard métallique, le couchèrent sur cette civière qui s’éleva d’elle-même pour flotter à un mètre de hauteur. Entourant le brancard qui se déplaçait avec eux, ils repartirent, se fondirent rapidement dans l'obscurité. Alona les regarda disparaître puis, à son tour, se mit en marche...
***
Elle s’approcha de la maison, l’examina rapidement. La porte d’entrée était close, probablement fermée à clef et la voyageuse n’avait pas l’intention de révéler trop tôt sa présence — ses frères avaient annihilé toute défense extérieure mais, à sa demande mentale, ils n’avaient pas dirigé le faisceau des radiations sur la maison elle-même, les habitants étaient donc toujours conscients et rien n’avait encore pu les alerter. Alona tenait à ce qu’il en soit ainsi, il fallait que la rencontre eut lieu sur un plan normal sans révélation trop risquée et que, si cette villa n’était pas encore le but final, rien ne puisse être soupçonné — le concierge, les trois gardiens et les chiens avaient été seulement endormis par un rayonnement neurostatique ; ils se réveilleraient avant l’aube et ne se souviendraient de rien. Mais elle était maintenant sûre d’avoir atteint le bout de la piste, les attitudes mentales qu’elle percevait au travers des murs ne laissaient plus de doute.
Alona recula pour mieux embrasser du regard l’ensemble de la façade. Au premier étage, un balcon courait sur toute la longueur et derrière la balustrade, l’une des portes-fenêtres apparaissait grande ouverte, découpant un trou noir. L’une des chambres, certainement ; cette voie d’accès était tout indiquée. Concentrant ses influx volitifs, elle quitta le sol, lévita lentement, atterrit devant l’encadrement. La pièce était bien une chambre à coucher et elle était vide, l’heure du repos n’avait pas encore sonné. Traverser la pièce, ouvrir la porte dans le couloir, descendre l’escalier, fut l’affaire d’un instant. La voyageuse se retrouva dans le hall du rez-de-chaussée. Derrière l’une des portes, montait un bruit de voix. Elle écouta quelques secondes, appuya sur la poignée, entra.
Il y avait trois hommes dans le living-room, assis dans des fauteuils et bavardant paisiblement autour d’une table basse supportant des tasses vides, un carafon de cristal et des verres à liqueur. A l’apparition inopinée de la jeune femme, ils se turent, se figèrent, stupéfaits, et pendant une infime fraction de temps, personne ne bougea. Mais cela ne dura pas. Le docteur Hjelm était du nombre, il reconnut la visiteuse et surmonta l’effet de surprise.
— Alona ! Comment êtes-vous ici ?
— Je vois avec plaisir que vous ne m’avez pas oubliée, docteur. Il est vrai que nous avons passé ensemble à Muroa toute une soirée qui s’est terminée de façon plutôt mouvementée. Après quoi, vos... vacances étant terminées, vous avez quitté l’archipel et j’en ai fait autant.
Le second des personnages, un homme au front dégarni et aux yeux bleus, au visage autoritaire, s’anima à son tour en fronçant les sourcils.
— Il est évident que cette femme vous a pris en filature depuis l’île ! Hjelm, vous étiez trop sûr d’avoir mis un point final à l’histoire et vous avez cru à tort que les précautions n’étaient plus nécessaires ! Mais demandez-lui plutôt comment elle a pu pénétrer dans l’enceinte et dans la villa.
— Il n’existe pas de muraille qui ne puisse être franchie si on s’en donne la peine, sourit Alona. J’ai fait en sorte que ma visite revête le maximum de discrétion, les domestiques sont si bavards... Du reste, professeur Dirnell, ce n’est pas vous en particulier que je désirais rencontrer, mais votre hôte ici présent, le professeur Esder.
C’était bien lui en effet qui occupait le troisième fauteuil et qui considérait maintenant la séduisante intruse avec un air de curiosité presque impersonnel. En le voyant côte à côte avec Hjelm, Alona devait s’avouer que celui-ci avait parfaitement réussi à jouer son double rôle à Muroa. Une perruque, de fausses moustaches et des lunettes teintées avaient suffi pour que même un familier puisse s’y tromper, à moins d’être comme elle capable d’identifier la véritable personnalité derrière les os crâniens. Cependant l’assistant de Dirnell s’était levé, s’approchait d’elle avec un visage durci de colère contenue.
— Ainsi donc vous aviez compris ! Vous êtes réellement très forte puisque même ce petit barbu, qui était pourtant l’un des meilleurs agents de Syrog, est tombé dans le piège que nous avions tendu. Vous êtes de l’autre bord, hein, comme votre camarade Kerno? Où est-il, celui-là ?
— Il n’est plus de ce monde, hélas...
— Vous vous en êtes débarrassé ! Toujours la même technique : agir en solitaire et sans laisser de témoin compromettant ! Mais vous êtes allée trop loin, votre tour est venu. Vous avez pu voir que je n’hésite pas à user de violence pour préserver notre secret jusqu’au bout. La vie humaine n’a plus aucune importance, ni le fait que vous soyez une faible femme ; nous ne sommes plus au temps de la chevalerie. Vous avez pu venir jusque dans cette pièce, mais vous n’en sortirez plus...
Les mains tendues en avant et prêtes à se refermer autour du mince et frêle cou de la jeune femme immobile, Hjelm se jeta d’une détente foudroyante sur sa proie. Ses ongles l’effleuraient déjà lorsque, brusquement et d’une façon incompréhensible, il bascula en l’air, poussa un hurlement de douleur, exécuta un véritable saut périlleux par-dessus les épaules de sa victime, alla s’effondrer bruyamment dans l’angle de la pièce en renversant un lampadaire, demeura inerte, à demi assommé par le choc. Avec une sourde exclamation, Dirnell réagit presque aussitôt devant ce spectacle, se précipita vers un meuble proche, ouvrit un tiroir. Mais au même instant Alona effectuait un bond incroyable au-dessus de la table, le bousculait avec une telle violence qu’il eut presque la sensation d’avoir été heurté par une locomotive, s’emparait du pistolet qu’il avait tenté de saisir, le jetait au travers de la fenêtre dont la vitre éclata dans une cascade cristalline. Dans le silence pesant qui avait succédé au fracas de la brève lutte, la jeune femme revint posément au centre de la pièce, déboucha le carafon, le huma et se versa un verre qu’elle leva en adressant un lumineux sourire au professeur Esder qui n’avait pas encore fait le moindre mouvement et continuait à la fixer attentivement.
— A la santé du mort-vivant, fit-elle avant d’avaler la liqueur d’un trait. Je suis navrée d’être la cause de tout ce désordre, mais vos deux amis sont vraiment des idiots...
Il hocha lentement la tête et une étincelle amusée s’alluma dans ses yeux.
— Je commence à en avoir l’impression, dit-il. J’espère que vous ne leur avez pas fait trop de mal ?
— Infiniment moins qu’ils ne voulaient m’en faire à moi. Votre confrère se relève déjà et je vois que son assistant ouvre les yeux. Il aura peut-être une luxation du poignet et une grosse bosse sur le crâne, mais sûrement pas de fracture sérieuse.
Hjelm réussit à se remettre debout avec une grimace, se tâtant pour s’assurer qu’il était bien entier et il était visible qu’il avait du mal à reprendre ses esprits. Il était encore incapable de réaliser ce qui lui était arrivé, mais en tout cas la certitude de sa supériorité physique et masculine avait été sérieusement atteinte. Néanmoins il n’était pas encore complètement dompté et son premier geste fut de décrocher le combiné du téléphone mural pour appeler au secours. Il demeura un instant l’écouteur collé à l’oreille, le raccrocha brutalement.
— Vous avez coupé la ligne ! fit-il d’un ton accusateur.
— Croyez bien que j’ai pris toutes mes précautions. Je ne vous conseille pas non plus d’essayer de sortir, ajouta-t-elle en le voyant tenter un mouvement vers la porte. Vous ne feriez que confirmer l’opinion que je viens d’exprimer concernant votre niveau intellectuel. Asseyez-vous et bavardons comme des gens raisonnables de bonne compagnie. Je ne suis pas venue pour autre chose.
Hjelm se résigna à obéir et Dirnell l’imita tout en répliquant d’une voix redevenue sèche :
— Une conversation dont il est facile de deviner le sujet ! Pour le compte de qui travaillez-vous ?
— Pour personne et surtout pas pour un vulgaire service de renseignements militaires ou industriels. En fait, je suis votre alliée.
— Vraiment ? Voilà une bien curieuse affirmation !
— Mais cependant facile à prouver. Je suis entrée dans cette aventure à la suite d’un concours de circonstances très particulier : la rencontre accidentelle d’une jeune femme contrainte malgré elle à travailler pour le réseau de Syrog. Elle était jolie, tendre et vulnérable, et j’ai donc entrepris de la sortir de ce guêpier. Je l’ai mise à l’abri et je me suis substituée à elle. C’est ainsi que j’ai eu la visite de son chef et c’est moi qui ai reçu l’ordre d’aller dérober des documents dans un certain chalet de Fodall. J’ai trouvé la chose amusante et j’ai décidé de m’y intéresser à titre personnel, non sans avoir au préalable coupé les ponts derrière moi en supprimant l’homme venu au rendez-vous et qui était le seul à connaître mon vrai nom et mon vrai visage. Ça se passait dans un grand hôtel de la capitale...
— Je sais ! s’exclama Hjelm en s’animant soudain. Le chef de réseau syrogien qui est tombé par la fenêtre !...
— Il a fait un faux pas... C’est à Fodall que j’ai fait la connaissance de Kerno et lui était bel et bien un agent d’Alméria. Je l’ai persuadé que nous avions tout avantage à travailler ensemble et éventuellement pour notre propre compte. J’ai d’abord visité votre chalet, professeur Esder. Nous y avons bien entendu trouvé les indices que vous aviez si généreusement laissés — la ficelle était un peu grosse mais de toute façon le déplacement valait la peine ; même une fausse trace peut toujours conduire à la vraie. Incidemment, le chef de Kerno s’est montré trop pressé de prendre livraison de la marchandise en même temps qu’un opérationnel syrogien arrivait, mû par les mêmes intentions. Le résultat a été deux curieux de moins dans la course. L’un a égorgé l’autre et a reçu ensuite le juste châtiment de son crime. Nous avons filé au port pour prendre le bateau. Alméria a manifesté le désir de nous courir après en croyant que nous détenions les documents, mais nous avons réussi à les dérouter. Là encore nous avons travaillé pour vous, n’est-ce pas? Somme toute, d’un bout à l’autre et jusque dans cette pièce où nous sommes présentement, j’ai joué derrière vous le rôle d’un balai et je suis finalement arrivée au but toute seule sans que personne n’ait eu la moindre chance de m’accompagner ou de me suivre.
— Vous aviez donc tout compris à Muroa ?
— Évidemment ! Je reconnais que la mise en scène était parfaite et que Hjelm a splendidement joué son double rôle. Nul ne peut douter que le professeur Esder ait trouvé une fin tragique dans le bungalow où il s’était réfugié et que sa découverte a disparu avec lui.
— J’ai donc commis une faute qui vous a permis de me démasquer, fit amèrement Hjelm, mais je n’arrive pas à comprendre à quel moment. Dans mon second personnage, vous m’avez à peine entrevu, je ne suis resté que trois ou quatre minutes et je me suis soigneusement tenu loin de vous et dans la pénombre...
— Aucune faute, rassurez-vous, vous êtes un grand acteur et le théâtre a certainement perdu un interprète de première classe le jour où vous avez choisi de vous consacrer à la carrière universitaire. Mais vous ne pouviez pas me tromper, simplement parce que j’ai un esprit logique et que cette logique me disait que si le professeur Esder se cachait, ce devait être dans un endroit où il pouvait continuer ses travaux sur le plan expérimental et non dans un îlot isolé et dépourvu de tout ; le bungalow n’avait même pas l'électricité... A partir de là le reste était facile à imaginer. Professeur Dirnell, c’est bien votre bateau qui a ramené votre assistant à Solthea pour lui permettre d’effectuer sa seconde apparition et persuader la population qu’il y avait deux touristes à Muroa au lieu d’un seul ?
L’interpellé hocha affirmativement la tête.
— Vos déductions étaient correctes. Et maintenant, que voulez-vous ?
— Savoir jusqu’où peut aller le génie humain et connaître enfin ces mystérieuses équations transcendantales pour lesquelles tant de gens n’hésitent pas à s’entre-tuer sans même savoir si elles recèlent la moindre possibilité de développement réel. Tout comme les états-majors des grands blocs, j’ai admis que si un cerveau hors-série se refusait subitement à communiquer le résultat de ses travaux, c’était parce que ceux-ci avaient abouti à quelque chose de fantastique qui ne pouvait pas être révélé, une connaissance interdite au vulgaire. De là à penser que votre découverte permettait de construire l’arme suprême donnant la maîtrise absolue de la planète par le moyen de la terreur, il n’y avait qu’un pas. C’était une déduction évidente, une pensée qui ne pouvait venir qu’à des militaires, à des hommes dont le métier est d’incendier des villes et de réduire des populations entières en cendres. C’est bien à cela que servent toujours les progrès de la physique, de la chimie ou de la bactériologie, n’est-ce pas ? E mc2 a donné la bombe thermonucléaire dont la puissance se calcule en mégamorts, les généraux ont tout droit d’espérer que votre équation finale permettrait de remplacer le préfixe méga par celui de giga ou même, pourquoi pas, de téra ? Non, le second suffira largement, il n’y a pas assez d’habitants sur la planète pour le troisième, la croissance démographique n’a pas encore atteint le chiffre de mille milliards.
— Votre imagination semble vous emporter un peu loin..., murmura Esder.
— Je ne fais qu’exprimer le désir secret des maîtres d’Alméria, de Syrog et probablement aussi d’Évra. Mais je n’ai rien de commun avec ces gens-là. Je ne suis pas venue pour les aider de quelque manière que ce soit, au contraire. Je n’ai été mue que par la curiosité. Je veux savoir si vous avez réellement trouvé quelque chose et quoi. Je vous donne ma parole de ne jamais ensuite divulguer votre secret à personne en ce monde.
Elle avait concentré son attention sur Esder et s’adressait maintenant à lui seul, intensifiant en même temps ses influx de syntonisation, en les sublimant bien au-delà du plan sensuel, à l’échelle purement cérébrale. De seconde en seconde, elle sentait grandir dans le regard rivé sur elle une flamme d’intérêt passionné.
— Je répète que je suis poussée par la pure curiosité, acheva-t-elle. N’est-ce pas exactement le même sentiment qui vous anime, qui vous conduit à briser les barrières qui vous cachent l’inconnu ?
— Même si j’acceptais, seriez-vous capable de me comprendre ? Le langage mathématique est terriblement abstrait. Il est d’un hermétisme total pour le non-initié. On ne peut le traduire en expressions concrètes, en images figuratives, il n’y a pas de dictionnaire. Prenons un exemple : vous avez sans doute une notion de l’infini, c’est-à-dire d’une grandeur illimitée. Comment pourriez-vous définir l’infini au carré ? Le recul géométrique des limites d’une quantité qui précisément n’en a pas? Allons plus loin. Multiplions cet infini non par lui-même mais par la racine de moins un, donc par quelque chose qui n’existe pas — un nombre négatif ne peut pas avoir de racine. Comment vous représenteriez-vous le produit ?
— Vous me prenez vraiment pour une primaire ! Si vous voulez vraiment vous amuser à faire de la syncatégorématique, je vous répondrai que l’infini est donné par la médiation de la fonction phi qui détermine la correspondance biunivoque exigée par sa définition, la puissance d’un ensemble conceptuel n’est donc qu’une simple commodité de raisonnement. Et quant aux imaginaires, c’est tout au plus de la vulgaire arithmétique. Peu importe les symboles et leurs appellations — je trouve d’ailleurs ceux que vous avez choisis très révélateurs de l’orientation de votre pensée — ce qui compte, c’est ce que vous avez pu en faire sortir. Vous vous êtes enfermé ici pour pouvoir passer de la recherche de la science pure à la science appliquée, pour aborder la réalisation expérimentale et ça, ça n’a plus rien de nébuleux ni d’hermétique. Pour reprendre votre expression, c’est vraiment du figuratif. Pour extrapoler la colle enfantine que vous avez voulu me poser, il suffit de remplacer le prédicat « infini » par l’expression cantorienne de « transfini » pour concevoir des relations structurelles, pas vrai ?
Dirnell intervint d’un ton coupant :
— Cette fille en sait déjà trop ! Comment a-t-elle pu apprendre ce que ses paroles laissent entendre ?
— Mettons que je l’ai deviné. Mais soyez sans inquiétude, il n’y a jamais eu aucune fuite et il n’y en aura pas. Alors, professeur Esder ?
Le savant soupira en haussant les épaules, se tourna vers ses amis.
— Après tout, pourquoi ne pas la satisfaire ? Lui montrer notre modèle expérimental ?
— Et réduire ainsi à zéro toutes les précautions que nous avons eu tant de mal à prendre pour la préservation de notre secret ? s’écria Hjelm. C’est vous qui, après avoir été le premier à vous refuser à toute publication, êtes prêt maintenant à courir pareil risque ?
— S’il s’agit de ma théorie en elle-même, j’ai la quasi-certitude qu’Alona sait à quoi s’en tenir à son sujet et qu’elle n’attend de nous que la simple confirmation de ses hypothèses. Au stade où nous sommes arrivés maintenant grâce au temps gagné pendant toute cette dernière période, ce secret que vous invoquez ne concerne plus guère que le Know-how, l’ensemble des techniques d’application et de réalisation matérielles. Ce n’est pas cela que vous cherchez à vous approprier, n’est-ce pas, Alona ?
— Non, professeur Esder, vous m’avez parfaitement comprise. Et je vous l’ai déjà dit : je désire uniquement savoir si la porte que vous avez ouverte est bien celle que je suppose et si vous en avez vraiment franchi le seuil. Du reste, quand vous allez sortir du domaine du laboratoire — et ce sera certainement dans un avenir très prochain, car vous ne voudrez pas perdre le bénéfice de votre avance — vous devrez passer sur le plan industriel et vous n’ignorez pas qu’alors il y aura des fuites, quoi que vous fassiez. Jusqu’à maintenant vous avez travaillé entre vous, entre confrères au sens propre du mot, mais demain vous ferez appel à des ingénieurs, des techniciens de toute sorte...
— C’est ce que j’allais dire. Un peu plus tôt, un peu plus tard, d’autres découvriront aussi cette porte et l’ouvriront à leur tour, même si mes travaux personnels demeurent à l’abri dans un coffre blindé ; l’histoire du progrès scientifique nous montre que chaque fois qu’une grande idée est prête à naître, elle ne se matérialise pas dans un seul cerveau, mais dans tous ceux qui sont prêts à la concevoir. J’aurai peut-être droit à l’antériorité et je veux en profiter, mais c’est tout. Venez avec moi...
Il se leva, offrit galamment son bras à la jeune femme, se dirigea vers la porte ; après quelques réticences émanant surtout de Hjelm, les deux autres emboîtèrent le pas. Le groupe passa dans le hall, s’engagea dans un escalier descendant dans le sous-sol, franchit une double porte de métal, déboucha dans un grand laboratoire occupant la majeure partie de la superficie de la villa. L’équipement rassemblé là était impressionnant : transformateurs en cascade, thyratrons, multiples tableaux de contrôle, oscilloscopes, ordinateurs et bien d’autres appareillages, justifiant .amplement la ligne d’alimentation à haute tension qui avait retenu l’attention de Kerno.
— Théoriquement, tout ceci appartient à l’Université, fit Dirnell, j’ai réussi à obtenir un important budget au titre de la recherche personnelle. J’ai complété le matériel en fonction des besoins de mon collègue et ami.
Ce dernier avait gagné un angle de la salle et conviait la visiteuse à le rejoindre. Il y avait là une table de verre épais de quatre mètres de longueur supportée par des pieds isolants. La table était séparée en deux sections par une plaque verticale montant jusqu’au plafond et formant ainsi barrière. De chaque côté, aux extrémités, reposaient deux appareils identiques, deux coffrets métalliques surmontés chacun d’une plaque circulaire d’une vingtaine de centimètres recouverte d’une cloche transparente. Deux gros câbles armés sortaient des coffrets pour aller se raccorder à un tableau mural.
— Ce qui va suivre ressemblera un peu à un tour de prestidigitation, fit le professeur. Ne m’en veuillez donc pas si je me comporte comme un magicien de théâtre. Vous avez un très beau collier qui, bien que je ne m’y connaisse guère, m’a tout l’air d’être une pièce unique. Voulez-vous me le confier ?
Souriante, Alona dégrafa le bijou, le lui tendit. Esder souleva la cloche de droite, posa le joyau scintillant sur le disque, remit le dôme transparent en place. Puis il marcha vers le tableau, abaissa une manette. Un ronflement naquit, s’amplifia, monta l’échelle des fréquences jusqu’à devenir suraigu puis inaudible, tandis qu’une forte odeur d’ozone emplissait l’air. Pendant une minute, le physicien fixa attentivement la course des aiguilles sur les cadrans puis empoigna une seconde manette.
— Regardez bien les plateaux...
Un claquement sec ; avec une fulgurante instantanéité, le collier disparut. Il ne s’était pas estompé progressivement, il avait tout simplement cessé d’être là et, au même moment, il s’était matérialisé à l’autre bout, sur le second disque, exactement dans la même position. Le professeur coupa le disjoncteur.
— Vous pouvez aller le prendre vous-même et vérifier que c’est toujours bien lui. Avez-vous compris ce qui s’est passé?
Alona récupéra son bien, le remit autour de son cou.
— Naturellement. Votre démonstration est bien celle que j’attendais. Translation d’un corps tridimensionnel par l’intermédiaire d’un continuum d’ordre supérieur. L’objet s’est déplacé atemporellement dans la quatrième dimension. Vous aviez raison tout à l’heure en disant que le véritable secret n’était plus seulement dans les équations de l’hyper-espace mais dans la technique de création du champ-enveloppe qui permet le passage sans que la structure du corps déplacé soit modifiée. Je suppose que vous avez également expérimenté avec un animal, une souris par exemple et qu’elle s’est retrouvée bien vivante sous la deuxième cloche ?
— Vous avez raison. Vous venez de prouver que mon intuition à votre sujet était juste, l’expérience à laquelle vous venez d’assister ne vous a rien appris que vous ne connaissiez déjà. D’où venez-vous, Alona ?
— Peu importe... Effectivement, mon but était de m’assurer que c’était bien ce pas immense dans la connaissance des univers que vous aviez franchi. Qu’allez-vous faire de cette révélation que vous avez acquise? Vos équations vous ont déjà appris sans aucun doute que la distance qui sépare vos deux plateaux n’entre pas en ligne de compte, quatre mètres ou quatre mille parsecs ne font aucune différence. De même vous ne tarderez pas à vous apercevoir que le récepteur que vous avez installé sous le second plateau n’est pas nécessaire. Vous apprendrez à faire émerger votre petite souris blanche n’importe où, sur la pelouse de votre parc ou bien à l’autre bout de la Galaxie.
— Les deux interactions gravitiques, n’est-ce pas ? C’est ce qu’implique ma septième équation. Si seulement vous vouliez bien...
— Vous fournir ce que vous appelez le know-how ? A quoi bon ? Vous êtes un génie et vous n’avez pas besoin de moi. Mais je répète la question. Qu’allez-vous faire de votre découverte ? Vous lancer dans l’espace interstellaire ?
— Moi ou mes descendants. Le stade où nous pourrons construire un véritable vaisseau de l’espace et surtout le doter des fantastiques sources d’énergie qui seront nécessaires est encore loin. Mais c’est bien le rêve que nous caressons.
— En attendant, vous devez bien réaliser que les états-majors des grandes puissances n’avaient pas tort en voulant vous arracher vos secrets, même s’ils ne soupçonnent pas encore ce qu’ils peuvent en tirer. Car, comme pour l’avion ou la fusée, c’est bien une arme effrayante qui en résultera avant tout : jusqu’à aujourd’hui un missile thermonucléaire mettait vingt minutes pour décrire sa course entre les deux continents, désormais son trajet sera instantané et aucune détection ne sera possible puisqu’il arrivera d’ailleurs. Ce sera un holocauste qui dépassera toute l’imagination...
— C’est l’inévitable double tranchant de l’épée ! gronda Hjelm. Pourquoi devrions-nous le prendre en considération ? Quelques centaines de millions de morts n’ont guère d’importance au regard des perspectives incommensurables que cette découverte apportera à l’humanité. De toute façon, nous sommes déjà bien trop nombreux sur notre planète, nous sommes engagés sur la route sans retour qui mène à l’extinction de l’espèce. Des centaines de millions risquent de mourir de mort violente? Ce sont des milliards qui vont agoniser lentement, crever sur un sol devenu stérile, dans un air empoisonné. Que les meilleurs d’entre nous puissent échapper à ce destin, franchir l’espace, découvrir d’autres terres vierges et s’y multiplier à nouveau sans plus redouter le surpeuplement et la pollution. Des milliers de planètes nous attendent...
— Et si ces planètes sont déjà habitées ?
— Nous les coloniserons. L’homme n’a-t-il pas été créé pour la conquête ?
— Exact..., murmura la visiteuse d’une voix lente. Conquérir... Je vous remercie. Vous m’avez dit tout ce que je voulais savoir. Adieu...
La voix d’Alona vibrait encore dans le laboratoire lorsque, soudainement, la lumière s’éteignit. Cinq secondes plus tard les globes s’éclairaient à nouveau et les trois savants se regardèrent avec stupeur. Sans que le moindre son n’ait décelé le moindre mouvement, Alona avait disparu...